Edouard Demaldent | CEA LIST
24 Septembre 2025
L’interview d’aujourd’hui nous mène là où se développe l’avenir de CIVA, avec Edouard Demaldent, Chef du Laboratoire Simulation, Modélisation et Analyse au sein du Département Instrumentation Numérique du CEA LIST.
Pourriez-vous dire quelques mots sur les activités du département, mais surtout sur celles du laboratoire que vous pilotez ?
Notre département s’appuie sur une double expertise en instrumentation et modélisation qu’il met au service de l’analyse et de l’innovation des procédés d’inspection. Pensée à l’interface entre ces différents domaines de compétence, la plateforme logicielle CIVA que nous développons est née d’une volonté de capitaliser et surtout transmettre ce savoir-faire. Accélérée par la naissance d’EXTENDE il y a une quinzaine d’année, laquelle coïncide avec mon arrivée au CEA, cette volonté est restée intacte et me semble même aujourd’hui renforcée.
Elle draine naturellement l’activité du laboratoire de simulation qui s’articule de la recherche académique à l’intégration logicielle, avec une montée en maturité de nos modèles qui s’opère en continu aux côtés de nos partenaires dans des études avancées.
Une seconde dimension de l’activité du laboratoire a attrait aux caractères multi-physique et multi-technique de la plateforme qui adresse la simulation des principaux procédés d’inspection, avec des solutions de calcul semi-analytiques ou numériques, voire hybrides.
Enfin, nous nous alignons sur les enjeux et usages du moment, qui par définition varient dans le temps. A mes débuts, l’ajout de contributions physiques à nos modèles était une priorité. Puis, la capacité à mener des études d’influence paramétriques avec de premiers outils d’analyse statistique fut privilégiée. Aujourd’hui, un enjeu majeur vise à produire des données synthétiques labellisées avec un rendu réaliste, à des fins de formation comme en vue d’entrainer des algorithmes d’aide à la sanction. Dans cette optique, la collaboration étroite de notre laboratoire de simulation avec les autres entités du département, plus proches de l’instrumentation et du diagnostic, est critique.
Une nouvelle version du logiciel CIVA sort en ce mois de septembre 2025. Une des nouveautés majeures concerne le module UT avec la mise à disposition d’une perspective « Eléments Finis ». Pourriez-vous décrire les motivations et l’historique de l’intégration des éléments finis au sein de la plate-forme CIVA (UT mais aussi les autres méthodes) ?
Les modules standards de CIVA reposent sur des approches semi-analytiques pour accéder à des études de simulation qui incluent des scans et des variations sur un simple PC. Diverses hybridations ont permis d’en étendre le domaine de validité au fil des années. C’est le cas du module ultrasonore, avec notamment un mode hybride de réponse défaut basé sur les éléments finis (FEM pour Finite Element Method) fonctionnel depuis 2017 et qui continuera d’évoluer.
Cette dynamique est contrainte dans le sens où nous sommes conscients qu’un trop grand nombre d’options de calcul pose question du point de vue de l’expérience utilisateur. D’autre part, l’hybridation ne nous affranchit pas de toutes les limites opérationnelles liées au calcul du champ dans la pièce saine comme la prise en compte des ondes de Rayleigh et de tête ou encore de certains angles critiques. Enfin, nous pensons qu’il est sain de pouvoir comparer des simulations semi-analytiques hybrides optimisées à une solution de référence sur quelques configurations critiques afin de conforter les conclusions d’une étude.
Ces différentes raisons nous ont poussés à développer un nouveau module FEM complet au sens où la propagation de l’onde ultrasonore est simulée dans toute la pièce, ce qui inclut l’ensemble des modes ultrasonores, les effets de bord et le défaut. Un objectif ambitieux mais atteignable était de rendre possible une étude de sensibilité sur des configurations 2D (ou 3D basse fréquence), et rendre accessible l’évaluation de quelques tirs sur des configurations 3D complexes à quelques MHz.
Nous savions que cet objectif était compatible avec la stratégie FEM développée au laboratoire depuis une dizaine d’années car celle-ci est relativement sobre en temps de calcul (au regard d’autres solutions FEM) et surtout dotée d’une empreinte mémoire réduite. Mise à disposition depuis 2017 en mode hybride de réponse défaut et 2021 dans le module de contrôle de santé intégré (SHM), l’enjeu pour nous consistait à porter cette solution FEM aux spécificités et standards du module ultrasonore.
Quels sont les spécificités de l’approche utilisée pour l’intégration des éléments finis dans CIVA UT ? Quels en sont les avantages, mais peut-être aussi les limites ?
Les fondements de ce module éléments finis remontent aux années 2000 avec l’essor de la méthode des éléments finis spectraux (transient Spectral Element Method – SEM) pour les applications ultrasonores. Il s’agit d’une variante de la FEM avec des polynômes d’ordre élevé qui réduisent drastiquement les phénomènes de dispersion numérique, c’est-à-dire l’accroissement de l’erreur numérique avec le temps de simulation et la distance parcourue par l’onde ultrasonore, ce qui est un enjeu critique pour nos applications d’inspection. Pour une méthode d’ordre élevé, la principale force de la SEM réside dans ses performances en temps de calcul et empreinte mémoire. En revanche, atteindre son plus haut niveau de performance requiert la construction d’un maillage régulier de quadrilatères (hexaèdres en 3D), ce qui ne correspond pas au standard des algorithmes de maillage, et en fait ainsi une méthode difficile à intégrer dans un logiciel pour le CND.
Nous avons fait nos premiers pas avec une thèse puis un post-doc à la fin des années 2000 aux côtés de notre partenaire académique POEMS (UMR 7231 CNRS-INRIA-ENSTA). Après une refonte totale de ces premières maquettes, nous avons opéré une première étape de maturation avec une stratégie de décomposition de domaine pour assurer la stabilité des simulations, optimiser la distribution des calculs unitaires par sous-domaine et surtout rester maitre d’une sur-découpe imposée en quadrilatères/hexaèdres. Cette étape s’est illustrée par la mise au point d’outils de conception originaux, par exemple pour dessiner la grille autour de défauts complexes dans CIVA. Largement soutenue par le laboratoire de génie logiciel du département, cette phase constitue le principal socle de performance de la solution FEM de CIVA.
La phase suivante a consisté à étendre les fonctionnalités du solveur FEM et la complexité des scènes numériques traitées (atténuation, couches minces, milieux doucement inhomogènes) sans déroger à ce socle de performance. Cette contrainte nourrit des cycles de veille, de recherche, d’analyse mathématique, de conception, d’implémentation et d’évaluation, qui constituent aujourd’hui une part significative de notre activité scientifique.
La troisième phase fut la mise en œuvre et l’évaluation de ces solutions auprès de nos partenaires industriels, notamment pour les applications d’EDF qui nous accompagne depuis de nombreuses années sur l’étude de méthodes avancées. Cela nous a naturellement mené à une première maquette dans CIVA, partagée en interne dès début 2023 mais encore loin d’être commercialisable.
Ces deux dernières années, un projet interne fut pleinement dédié à ce module FEM et à l’expérience utilisateur avec l’ajout de fonctionnalités et la levée des bugs. Parmi les nombreuses avancées réalisées, je peux citer la sélection automatique des fenêtres en espace et temps de la zone d’intérêt maillée, la prise en compte de défauts dans le module de calcul de champ, l’introduction de maillages mixtes de triangles et quadrilatères (extrudés pour les simulations 3D) sur une description CAO de la scène d’inspection.
Aujourd’hui, nous sommes fiers du parcours accompli et confiants dans l’apport de ce module auprès des utilisateurs CIVA. Nous restons toutefois bien conscients des limites qu’il nous a fallu nous fixer, tant en termes de performance que de généricité, et restons engagés pour les prochaines étapes à venir. Par exemple, malgré les progrès des librairies de maillage, il arrive que quelques mailles localisées dans la scène numérique pénalisent les temps de calcul. Pour nous affranchir de ce risque, nous développons et évaluons une technique d’extraction puis de traitement spécifique de ces mailles, que nous espérons rendre disponible d’ici 18 mois.
Au-delà de la version « commerciale » de CIVA, activement utilisée par plus de 350 entités dans le monde, la plate-forme CIVA fait également l’objet de nombreux développements dans le cadre de projets industriels plus spécifiques. Pourriez-vous citer certaines thématiques ?
Développer un nouveau module CIVA est une aventure passionnante pour les experts en simulation des CND que nous sommes dans la mesure où cela revient à combler l’écart entre les capacités d’un code de calcul scientifique (FEM ou autre), fruits de nos travaux de recherches, et les fonctionnalités logicielles attendues par un professionnel du CND. Quel que soit le niveau de maturité atteint, il est toujours surprenant de constater le saut qu’il nous reste à faire pour répondre à de nouveaux besoins. Ce retour alimente à son tour notre feuille de route, motive parfois le lancement d’un nouveau sujet de recherche, et nous oblige à remettre constamment nos solutions en question.
Le plus souvent, une combinaison spécifique des briques technologiques de modélisation dont nous disposons ou que nous étudions répond à la demande de nos partenaires. Concernant la FEM pour l’inspection ultrasonore, il peut s’agir d’une stratégie de maillage d’une géométrie 3D particulière et faisant appel à différentes techniques de calcul, comme la prise en compte d’inter-plis dans des composites courbes ou d’interfaces entre les granulats et le ciment pour un béton.
Dans ce cas, nous proposons d’adapter CIVA pour y inclure des options de calcul spécifiques, parfois sous la forme d’un module plugin dédié propriétaire. Ce format nous permet d’aboutir à une première version livrable évaluée sur un cahier des charges préétabli dans un délais de quelques mois, qui évolue ensuite au gré du programme de travail de notre partenaire, et que l’on peut pérenniser. C’est pour nous un excellent moyen de monter en maturité tant sur les technologies de simulation en rodage que sur la finalité de la simulation pour de nouveaux procédés d’inspection.
Pourriez-vous décrire les perspectives principales pour les futures versions de CIVA, que ce soit autour des modèles éléments finis mais aussi sur les autres aspects ?
Nous ne manquons ni d’imagination ni d’enthousiasme lorsqu’il s’agit d’évoquer l’avenir. Parmi les sujets les plus avancés et ayant attrait aux éléments finis pour l’acoustique, mais sur des bases techniques différentes de celles évoquées précédemment, nous développons un module de simulation tenant compte d’une microstructure dans de petits échantillons 3D. Un premier objectif est de déduire de ces prédictions, réalisées à l’échelle microscopique, des propriétés matériaux homogénéisées pour nos simulations d’inspections à l’échelle macroscopique. L’enjeu est de renforcer notre connaissance et donc la confiance dans la description de la scène numérique. Un second enjeu est d’ouvrir la plateforme CIVA à de nouvelles applications de caractérisation ultrasonore, par ondes de volumes puis par ondes guidées. Sur la thématique des ondes guidées, nous réfléchissons au moyen de faire converger nos modules d’inspection (GWT) et de contrôle santé intégré (SHM).
Du côté de l’inspection électromagnétique, nous suivons une stratégie similaire à l’acoustique avec un renfort des modèles standards semi-analytiques de CIVA par de nouvelles solutions numériques. Le module dédié à l’inspection des tubes de générateur de vapeurs est par exemple renforcé dans la nouvelle version. Surtout, nous travaillons sur un futur module compatible avec des CAO 3D. La capacité à assurer une bonne couverture de chauffe par effet Joule pour la thermographie par induction de pièces aéronautiques motive en particulier cette démarche. A un stade moins avancé, nous préparons un modèle 3D de diffusion thermique adapté aux gradients de température surfaciques, et travaillons à la conception d’un module de caractérisation électromagnétique.
En radiographie X, nous poursuivons l’enrichissement des noyaux de calcul pour élargir la gamme des interactions simulées dans CIVA. Cela se traduit dès 2025 avec l’arrivée de la fluorescence X ou la prise en compte du rayonnement continu de freinage « Bremsstrahlung », tandis que les détecteurs à comptage de photon seront prochainement disponibles. D’autre part, nous engageons un chantier de modernisation de nos modèles de reconstruction tomographique. Un enjeu pour nous est de répondre à la problématique de la reconstruction de grandes pièces en vues éparses, ce qui tire d’autres innovations à l’étude, comme la sélection des meilleures vues au regard de l’inspection et l’interfaçage avec une cellule expérimentale robotisée.
Enfin, je tiens à souligner l’arrivée d’un premier concept d’imagerie augmentée à l’interface entre les modules de simulation et le récent module de data-science (DS). L’insertion d’un défaut simulé dans une imagerie expérimentale saine permet d’obtenir une texture et donc un rendu plus réaliste. Disponible à ce stade pour la radiographie X (RT), nous entendons élargir ce périmètre dans les années à venir, notamment pour l’imagerie ultrasonore.